Quart de nuit

-C’est à toi, c’est ton tour.

Sa main sur mon épaule me réveille. Je me force à me lever rapidement pour ne pas tomber dans un demi-sommeil désagréable.

Je m’habille, léger, pieds nus. Il fait bon, ça ira.

-Tout va bien ?

-Oui, c’est calme, rien de spécial

Nous échangeons nos places. Je prends le bateau pour trois heures.

Un œil sur le livre de bord, le point vient d’être fait. Les notes de navigations sont mises à jour au même rythme que les quarts. Pas d’annotation en marge donc rien à signaler de particulier.

Vitesse et cap moyen sur les vingt dernières minutes, pression atmosphérique, vent en force et direction, angle de vent. Rapide contrôle des valeurs instantanées, c’est cohérent, le temps est stable.

Je sors dans le cockpit, il fait nuit noire. Pas de lune, des étoiles en-veux-tu-en-voilà.

Comment sont les réglages de voile ? J’observe, jauge, retouche quelques centimètres d’écoute, juste pour m’approprier le bateau.

Je crée ma bulle, celle de mon quart, ce temps est pour moi.

Que vais-je choisir ? Lecture, musique, podcast ? Rien, ce sera pour plus tard, je préfère m’installer dans le cockpit, me délecter de ce ciel étoilé, écouter le bateau tracer sa route en souplesse, m’émerveiller des milliers de flashs du plancton phosphorescent. Le sillage, les crêtes des vagues s’illuminent et font le spectacle, ce sont nos lumières de Noël.

Je profite pleinement de la douceur de la nuit.

Le pilote électronique est un ami. Je l’observe travailler. Avec lui c’est donnant-donnant, il nous demande de régler finement le bateau et en contrepartie il barre avec la sérénité d’un vieux loup de mer. Je suis à l’écoute de ses efforts, de son angle de barre, s’il peine c’est que je n’ai pas suivi la force du vent ou la vitesse du bateau. Lui et moi on travaille en équipe. Je lui fais confiance et peux m’abandonner à mes rêveries.

Mais l’écran du radar AIS me sort de ma somnolence. Un signal, je vérifie. C’est un cargo -260 mètres. Nous nous amusons à noter les longueurs des cargos qui nous croisent, notre record est de 445 mètres. Ici comme ailleurs la mondialisation passe au fond du jardin, on n’y échappe pas. L’AIS calcule que celui-ci passera à plusieurs milles nautiques de nous, je verrai ses feux au loin, je ne m’en inquiète pas.

Dans ces heures de nuit il y a un rituel : la boisson chaude. Soupe, tisane, café, c’est selon l’envie. La thermos d’eau chaude a été remplie pour la nuit, il n’y a qu’à se servir. Je vais silencieusement me préparer un café. Je fais bien attention de ne pas déranger son sommeil par un bruit ou un rayon de lumière. Le repos est fragile. Si les heures de veille sont parfois longues les heures sous la couette sont toujours trop courtes. Il faut s’endormir vite, plonger direct dans le sommeil réparateur, ne pas s’interrompre.

Le vent salue ma tasse de café en imposant un coup de gite prononcé. C’est un classique, les moments de douceur sont tributaires de ce qui se passe dehors. Je retourne dans le cockpit, c’est un nuage qui fait monter le vent. La nuit est trop sombre pour que je puisse appréhender sa taille et son altitude, je sens son air humide. Le vent continue à forcir, j’observe tout en préparant une réduction de voile. Le vent monte toujours, nous accélérons, ça tient, j’attends. Le nuage ne doit pas être si gros, il n’amène pas de pluie. Le vent se stabilise puis commence lentement à baisser, c’est passé, dans quelques minutes nous aurons repris notre vitesse moyenne. Je relâche mon attention et vais retrouver ma tasse là où je l’avais calée. Le café est tiède.

Ainsi va le quart de nuit et entre rêveries, réglages, veille et lecture les heures passent. Bientôt l’horloge du bord sonnera la fin de mon quart. Alors je remplirai le journal de bord, ferai un dernier tour pour m’assurer que le bateau est bien en ordre,

Puis j’irai poser ma main sur son épaule,

-C’est à toi, c’est ton tour…

2 commentaires sur “Quart de nuit

  1. J adore avoir de vos nouvelles. De plus c est vraiment bien raconté on sent le vécu. Par contre je ne connais pas votre destination du moment.
    Amicalement Yannick du Yannick

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