Pourquoi n’avons-nous pas parlé du bagne ?
Nous sommes pourtant arrivés en Guyane à St Laurent du Maroni et repartis des Iles du Salut, deux hauts lieux du bagne.

A St Laurent le bagne est omniprésent, la ville a été créée pour et par le bagne. Tous les grands bâtiments sont liés à cette époque. Le camp de transportation (quel drôle de nom), les immeubles de l’administration, le tribunal, les maisons des gardiens, l’hôpital, rien n’échappe à la règle d’avoir été construit par les bagnards et pour l’activité du bagne. Nous ne pouvons donc l’ignorer.
Étonnamment les gens que nous rencontrons sont peu intéressés par cette histoire si visuellement présente. Est-ce du déni ? De l’inculture ? Cela nous a perturbés et il nous aura fallu un peu de temps pour comprendre. En fait, la population métissée a d’autres chats historiques à fouetter. Bien avant l’arrivée du bagne les villages amérindiens étaient déjà installés plus en amont le long du fleuve, les migrants noir-marrons fuyaient l’esclavage ou plus tard la guerre civile du Suriname, les créoles arrivaient des Antilles avec un lourd passé. Ils n’ont pas été concernés par l’épopée du bagne de Guyane. Ils ont leur propre histoire, rude, riche, complexe. Et comme il n’y a pas ou si peu de descendants de bagnard, ce qui s’est passé à St Laurent ne concerne pas les gens que nous croisons dans la rue.
Seule la métropole cultive la mémoire avec une certaine culpabilité de cette époque pas si lointaine. Le bagne est la honte de la France, pas de la Guyane.
A St Laurent on parle de patrimoine, les bâtiments sont peu à peu rénovés, réhabilités. Le camp de transportation devient en grande partie un musée. Cherche-t-on à expier ? La visite guidée hésite entre voyeurisme et remords, à tel point que la valeur du bien et du mal, des bons et des méchants vacille. Les bagnards deviennent les victimes, l’administration pénitentiaire et les gardiens les sadiques. Ça ne pouvait pas être si binaire, vérité et bons sentiments s’embrouillent.
La visite de ces lieux remis en scène avec un éclairage de contrition ne nous apprendra rien de nouveau. La littérature, les documentaires, le cinéma nous ont déjà fourni en images. Sans doute est-ce pour cela que nous n’en avons pas parlé. Refaire un article Wikipédia en piochant dans les livres n’aurait pas eu d’intérêt.
Pour clore notre périple en Guyane nous sommes allés aux Iles du Salut poussés par l’envie de naviguer et de retrouver un coin de mer bleu où il sera bon de se baigner.

Les Iles du Salut forment un archipel de trois petites îles très proches les unes des autres, face à Kourou emblème moderne et technologique de La Guyane.
L’Ile du Diable, où nous n’irons pas est quasiment inaccessible. La côte très rocheuse, la houle et les forts courants ne nous incitent pas à tenter d’y débarquer.

L’Ile Royale, la plus grande, est très bien mise en valeur. De beaux bâtiments coloniaux sont magnifiquement restaurés. Les environs sont entretenus comme un parc paysagé. Un brin de cellules disciplinaires, un minuscule musée commémoratif, la piscine des bagnards où l’on peut se rafraîchir avec le frisson qui va bien, une belle auberge qui propose une cuisine de qualité, des chambres d’hôtel à la vue imprenable et le tour est joué. Voilà comment faire une vitrine internationale de notre bel art de vivre à partir d’un fait historique à la moralité discutable. On y promène les visiteurs VIP de Kourou.
Il ne faut pas cacher que nous avons profité avec plaisir du confort de cette île. Et c’est lors d’une promenade anodine, profitant de la fraîcheur de fin d’après-midi que l’émotion a pris le dessus. Au hasard d’un sous-bois nous trouvons un petit cimetière, pas entretenu, juste quelques petites tombes avec encore des noms lisibles sur les pierres. C’est le cimetière des enfants. Des enfants des gardiens. Il nous rappelle comme la misère fut présente, qu’elle n’épargna personne. Ce cimetière ne semble pas faire partie des lieux à montrer aux touristes. Sans autre explication il nous faut s’interroger et imaginer. Comment et pourquoi venir au bout du monde pour un travail qui ne semble pas avoir été gratifiant, avec femme et enfants qui mourront ici ?
Le lendemain nous allons sur la troisième ile, Ile Saint Joseph. Changement d’ambiance. Pas de décor, entretien minimaliste, très peu de passage, l’ile Saint Joseph et son histoire de bagne n’a pas eu le droit à la couche de cosmétique de sa voisine l’Ile Royale.

Seulement les ruines d’un nombre incroyable de cellules, minuscules, alignées, organisées en blocs, cernées de murs. Tout se délabre mais il semble que rien n’ait été modifié. L’horreur du bagne est restée présente partout dans chaque pierre, dans chaque recoin.

On n’ose parler fort, on ne déplace rien, il ne faut pas déranger. L’émotion se sépare de la raison pour venir nous prendre aux tripes. La réflexion historique est dépassée, l’évidence est que des hommes sont venus mourir ici, poussés et encagés par d’autres hommes dont beaucoup mourront aussi ici. En contre-bas, près de la mer il y a là un cimetière, le cimetière des gardiens. Où est celui des bagnards ? Il n’y en a pas. 50 000 morts pendant la durée du bagne et pas une tombe, pas une plaque. On leur a tout pris, leur vie, leur nom, le droit au deuil de la famille. Leur mémoire anonyme reste dans les ruines, cette île est un sanctuaire.

Aucun nouveau projet n’a été entrepris pour cette île. Qui oserait ? Seule la nature est légitime pour prendre la main sur ce passé et l’effacer à sa façon. Elle le fait doucement, à un rythme qui ne dérange pas la mémoire. Les arbres poussent, tantôt s’appuyant sur les murs, tantôt les faisant tomber. Le vent et la pluie ont fait disparaitre les toits et érodent tranquillement les pierres. Les racines envahissent les allées, les plantes s’insinuent dans les fissures. Les portes en bois ont disparues probablement mangées par les termites et les araignées les remplacent par leurs toiles.
Quand l’érosion aura fait sa tâche, quand les murs auront disparus sous la végétation, quand il ne restera plus que quelques traces dont on aura oublié le sens, l’histoire du bagne sera finie.